INGRID CAVEN
Après avoir publié son album ‘Chambre 1050’ en 2000, Tricatel réédite en numérique trois disques essentiels et introuvables, Der Abendstern (1979), Spass (1986), et Ingrid Caven chante Piaf en public (1989). Tout y est au sommet : sa voix splendide, sa virtuosité insolente et radieuse, le talent de Peer Raben, son compositeur attitré, qui fut aussi celui de Rainer Werner Fassbinder. Mariée à ce dernier, actrice pour lui, Werner Schroeter ou Daniel Schmid, égérie d’Yves Saint Laurent et du grand écrivain Jean-Jacques Schuhl, son compagnon, qui reçut le Goncourt avec son Ingrid Caven, cette diva à la voix rauque et profonde n’a pas fini de nous surprendre et de nous ensorceler.
Interview de Jérôme Reijasse
“Vous avez tellement de questions… On va essayer, on va essayer… Très bien, très bien. Mon problème, c’est que parfois, mes réponses sont, comment dire ? Mais vous pouvez dire du mal de moi, ce n’est pas un problème. Vous aimez ce que je fais ? Absolument tout ? Vous n’avez pas la moindre critique ? On va bien voir ce que ça donne”. Ingrid Caven rit alors comme une enfant millénaire. Après plusieurs jours passés à tenter de la contacter, elle est là, à l’autre bout du fil, distanciation sanitaire oblige.
Il est très difficile d’écrire quelque chose de valable sur Ingrid Caven. Son homme, Jean-Jacques Schuhl, avec son livre prix Goncourt en 2000, a un peu tué la compétition. Des pages à la prose admirable, une existence retracée avec une classe et une pudeur furieuse. Pas simple donc. Ingrid Caven a chanté, enfant, un Noël 43, devant quelques-uns des soldats d’Hitler. Elle a épousé le grand Fassbinder, tourné 9 films à ses côtés, a été l’égérie de Yves Saint-Laurent, ça, c’est la légende, le mythe, une vie au delà du métro, du boulot et du dodo. Un destin en somme
Elle a aussi enregistré des disques et chanté un peu partout sur la planète. Tricatel réédite trois de ses albums. “Spass” (plaisir en français), “Der Abendstern” (L’Étoile du Soir en français), enregistré avec un grand orchestre et “Ingrid Caven Chante Piaf (en public)”. Les chansons d’Ingrid Caven, dans la langue de Goethe comme dans celle de Molière, sont d’une autre dimension. Elles n’imitent rien, elles existent sans étiquette, elles refusent de se soumettre aux lois de l’évidence, elles sont libres, furieusement libres, à la fois lascives et mélancoliques, belles et pop, expérimentales ou juvéniles, anecdotiques et éternelles, de cabaret ou d’ailleurs, elles se moquent bien de la réalité. “Que représente la musique pour moi, c’est bien votre première question ? C’est déjà une énorme question ! Pour moi, la musique permet le changement rythmique du coeur, de la respiration et même de la pensée. Vous comprenez ? Je suis contente de moi là, ce n’est pas toujours le cas (toujours ce rire enfantin)… Si la musique n’est pas que bruitages et ronrons, on peut grâce à elle enfin se sentir seul, avec le corps, l’âme, quelques esprits. Dans un lieu bien décrit par des règles internes spécifiques à cette musique, si elle est bien faite.”
Ingrid Caven est ainsi, volubile et accueillante. La langue plus de feu que de bois. C’est plus qu’appréciable en ces temps de bien-pensance soldée. Elle accepte ici de se souvenir : “Pour “Spass”, on avait quand même écrit des choses de bonne poésie et spécialement pour ma voix. Alors, il fallait bien que je donne de la voix à ça, et que j’enregistre en studio non ? Vous êtes d’accord ? Ces projets de disques, c’était très concret, très dans la vie du moment mais aussi avec une distance qui a permis de faire des choses simples mais poétiques, oui. Et puis, il y avait les compositions de Peer Raben. C’était quelque chose ! Peer, il mériterait un très long chapitre. Il est très important. On a commencé à Francfort… C’est lui qui m’a aidé à voir comment je pourrais faire marcher les textes. Oui, il a été très important pour moi… Avec lui, le travail est vite devenu dramatiquement intéressant…Peer disait qu’on peut écrire pour moi des musiques sophistiquées parce que je suis assez dramatique (on peut ici comprendre spectaculaire) et on peut écrire pour moi des choses dramatiques parce que je suis assez sophistiquée… Vous allez vouloir des anecdotes, c’est ça ? Pour “Der Abendstern”, un soir, devant ma porte, je vois quelqu’un avec un chapeau et un bouquet de fleurs à la main. C’était le grand écrivain allemand Hans Magnus Enzensberger. Il m’amenait une dizaine de textes, des paroles pour des chansons. J’étais bien sûr très honorée. Il avait écouté mon premier disque à Berlin et ça lui a donné envie d’écrire pour moi. C’était un grand cadeau. C’est Peer Raben qui a fait les musiques. Vous l’avez écouté ? C’est beau, non ? C’est très très beau. Ça a donc commencé comme ça, par un cadeau. Pour “Spass”, j’ai écrit la première chanson pendant que j’étais au cinéma, à Odéon, devant un film dont j’ai oublié le titre mais dans lequel il y avait plein de couloirs. Je n’y comprenais rien mais je suis restée jusqu’à la fin et j’ai écrit presque toute une chanson, “Spass”, qui sera aussi finalement le titre de l’album. Quant à Piaf, c’est plus compliqué. C’était au départ un spectacle que Pierre Bergé et Yves Saint-Laurent ont voulu produire. Je n’avais pas envie de m’attaquer à Piaf. Pour moi, elle était, avec Callas, la voix la plus importante depuis mon enfance. Mais je ne voulais pas m’essayer à ça. Surtout pas en France ! Et puis, à l’époque, j’étais plus proche de Janis Joplin mais je me suis projetée à New York, -à l’époque, j’allais encore souvent là-bas-, je voulais être le plus loin possible d’Édith et de sa patrie, je me voyais en haut d’un gratte-ciel new yorkais, je chantais sur une terrasse, contre le vent. Et qu’est-ce que j’entends ? J’entends revenir des rythmes brésiliens ! Bref, je me suis d’abord battue contre Piaf avant d’accepter la proposition de Bergé et Saint-Laurent. Et c’est Jean-Jacques Schuhl qui s’est chargé de la mise en scène et Josée Dayan qui a enregistré le spectacle, au Théâtre de l’Athénée. Je me rappelle, il y avait des grèves, juste avant Noël mais le théâtre était quand même assez plein chaque jour… J’ai chanté toute ma vie. J’ai chanté avant de parler je crois. Je n‘aime pas définir ce que je suis. Je ne suis ni chanteuse, ni actrice, ni du spectacle. Je peux juste dire que je suis musicienne, dans beaucoup de choses, tout le temps. Même quand je fais la cuisine ou la vaisselle, comme tout le monde, je dois faire ce genre de choses (rires). Je n’aime juste pas l’aspirateur, parce qu’il fait plus de bruit que moi… Je me sens, comment dire… Rythmée, voilà, rythmée… Je travaille les nuances, dans la vie et dans ma voix, et je suis profondément artisan. Ou si vous préférez artisane aujourd’hui. Comme vous voulez. Musicienne, c’est bien, oui.”
La communication est soudain interrompue. On compose le même numéro. “Veuillez patienter, votre correspondant est en ligne. Nous lui indiquons votre appel par un signal sonore. Merci…”.
Ingrid Caven finit par décrocher. “Ça sonne partout dans l’appartement ! Il faut que je continue… C’est quoi votre prochaine question ? Que m’a appris la vie ? La nécessité de pouvoir lire, pas seulement dans les livres mais aussi dans la vie. De lire la vie, de lire les choses de la vie. Si je devais changer quelque chose de mon passé ? Non je ne vais pas répondre, c’est une question qui ne me plaît pas…”
À l’heure où l’art est considéré officiellement comme non essentiel et que tous les théâtres sont vides, tels des cimetières en attente, Ingrid Caven cite Cocteau : “Il disait : “la poésie est indispensable mais je ne sais pas à quoi (rires)”. Pareil pour la musique.” On lui rappelle alors celle de Nietzsche : “Sans la musique, la vie serait une erreur.” Ingrid Caven répond : “Vous pouvez la rajouter, oui, bien sûr. Mais je voulais faire plus léger (rires).”
“Je n’aime pas aimer comme ci comme ça, j’aime aimer beaucoup” dit-elle en guise de conclusion. Avant de raccrocher, Ingrid Caven confie réécouter actuellement Kraftwerk et Anton Webern. Elle travaille encore sur un projet de musique électronique, elle qui a déjà collaboré avec Pierre Henry. En attendant, on pourra donc toujours (re)découvrir ses trois disques intemporels, ces trois véritables ovnis. La poussière n’est ici que d’étoiles.
Jérôme Reijasse
Paris Décembre 2020