Complètement Mad : l’histoire folle du plus fou des magazines américains
Sans cet homme aussi chauve que modeste, l’humour moderne ne serait pas ce qu’il est. Harvey Kurtzman (1924-1993) est le symbole de l’humour juif new-yorkais à qui l’on doit l’œuvre de René Goscinny, les comics underground (Crumb, Shelton), Woody Allen, le Saturday Night Live, les Monty Python, Gotlib, Charlie Hebdo et les facéties d’Alain Chabat. La sortie d’Harvey Kurtzman : The Man Who Created Mad And Revolutionized Humor In America, un épais volume de 464 pages, nous donne l’occasion de rendre hommage au maître.
Vous avez dit Kurtzman ?
« Kurtzman et compagnie ont changé la forme de l’art satirique en Amérique. » Hugh Hefner
Après des premiers pas au sein de comics banals pour lesquels il dessine comme tout le monde ou presque, Harvey Kurtzman rejoint des anthologies d’humour tels que Kid Movie Komics et Great Lover Romance et, instantanément, décide de les réveiller à jamais avec sa série Hey Look !. Il y anime avec un style vif et expressionniste les aventures débilo-absurdes de personnages nommés « Genius », « Potshot Pete » ou « Egghead Doodles ».
Le jeune New-Yorkais bouleverse les conventions narratives en dynamitant littéralement les cases où s’agitent ses personnages fous. Aujourd’hui réédité, Hey Look ! se distingue des comics de l’époque par son incroyable modernité, qui influença fortement un jeune lecteur… du nom de Robert Crumb.
C’est armé de cette expérience, qui lui permit de tâter des joies de l’expression de la folie que, en 1949, il rejoint le Studio Charles William Harvey et y rencontre une nouvelle recrue, un jeune juif natif de Paris qui avait vécu dans l’enclave française de Buenos Aires, un certain René Goscinny, futur scénariste d’Astérix, de Lucky Luke, fondateur de Pilote, auteur du Petit Nicolas… entre autres magistrales œuvres.
Les deux jeunes hommes deviennent des amis inséparables : Kurtzman et Goscinny réalisent ensemble plusieurs ouvrages destinés aux enfants pour l’éditeur Kunen, René s’occupant de dessiner les pages intérieures et Harvey de réaliser la couverture. Par l’entremise de Kurtzman, Goscinny intègre une communauté d’artistes qui peu de temps après formera l’équipe de Mad.
Le futur père d’Asterix, bien qu’il découvre une nouvelle forme d’humour, doit cependant bien vite retourner en France face à ses maigres émoluments. La suite appartient à l’histoire… Des années plus tard, au zénith de son succès, Goscinny affirmera : « Au point de vue professionnel, je peux dire que tout ce que j’ai appris là-bas m’a permis de travailler ici ». Tout au long de leur vie, Kurtzman et Goscinny resteront d’ailleurs en contact. Dans les années soixante, alors au sommet de sa gloire, René exprime sa reconnaissance à Harvey et sa femme Adèle, alors en visite à Paris, en les invitant au restaurant de la Tour d’Argent.
Et Mad fut
Entre guerre froide et McCarthysme, les années cinquante ne symbolisent guère une décennie où la joie succédait à la franche rigolade. La jeunesse s’ennuyait dans un monde pré-rock n’ roll. La révolution des mœurs prend parfois des chemins détournés et c’est par le biais des comics que le virus de la contestation allait se développer. Tout commence lorsque William Gaines hérite, à la mort de son père Max lors d’un stupide accident naval, de la maison d’édition de bandes dessinées Educational Comics. Comme leur nom l’indique, les Educational Comics ne font pas dans le folichon. Bill Gaines est traversé par un éclair de génie lorsqu’il fait du passé table rase, en transformant le E de E.C comics en Entertaining et se met à publier séries d’horreurs, de science-fiction, de polars et de guerre. Le jeune éditeur se transforme en aimant à talents. Il attire vers lui tout une équipe incroyablement douée dont les noms, Jack Davis, Wallace Wood, Bernard Krigstein, Frank Frazetta et Basil Wolverton, sont entrés dans l’histoire du 9ème art.
Au départ, Harvey Kurtzman est engagé afin de mener de front deux publications dédiés aux arts de la guerre, Frontline Combat et Two-Fisted Tales. Auparavant, les comics de guerre se caractérisaient de fait par des pensums patriotiques peu digestes. Kurtzman réinvente le genre tant dans la forme, avec son graphisme dynamique jusqu’à l’épure que dans le fond, par la grâce de ses scenarii antimilitaristes prompts à dépeindre les horreur des champs de bataille.
1952 est une année mémorable puisque c’est celle du lancement de Mad chez EC comics par Kurtzman, qui s’assure les services de ses amis Will Elder, Wally Wood et Jack Davis.
« Tous ceux qui connaissent Harvey Kurtzman et son œuvre savent que c’est un génie. » Wolinski
Mad ne respecte rien ni personne et surtout pas les icônes du show business. Mad sait que les statues des nouveaux dieux de la culture de masse reposent sur des pieds d’argile. Superman se transforme en Superduperman et l’homme de fer tombe enfin de son piédestal, sous les railleries de Wood et Kurtzman. Peu à peu, Mad s’installe dans le paysage jusqu’à ce qu’une menace implacable ne s’attaque au petit monde des comics.
Le grand méchant loup qui s’apprête à croquer la petite entreprise de William Gaines a pour nom Fredric Wertham. Ce natif d’Allemagne est un psychiatre qui estime que les comics sont la porte ouverte à toutes les déviances sexuelles et prédispositions à la délinquance qui guettent ses jeunes lecteurs. À la suite d’une campagne médiatique aussi violente que populaire qui s’achève devant le Sénat, il obtient l’abandon par Bill Gaines de ses titres « violents » et « horrifiques » et lui impose le logo du « Comics Code », comme pour tous les autres éditeurs. En bon Torquemada des petits Mickey, personnage lui aussi parodié dans Mad, Wertham castre les comics américains de toutes possibilités d’atteindre l’âge adulte pendant une bonne dizaine d’années.
Heureusement, le génial Gaines a l’idée imparable de faire passer la taille de Mad alors en petits fascicules à celle d’un magazine plus traditionnel, à partir du numéro 24, en 1955. Ce format n’étant pas dépendant du « Comics code », le rédacteur-en-chef Kurtzman est donc libre de railler les formes de pouvoir et de la culture pop comme bon lui semble. Prince Valliant devient Prince Violent, Flash Gordon, Flesh Garden (« Flesh » signifiant « chair » en anglais), Popeye, Poopeye, King Kong Ping Pong et Mandrake, Manduck the Magician. L’équipe de Mad aime à se définir en tant que bande d’idiots. Nul doute que le concept d’idiot est à prendre au sens prôné par Dostoïevski : de l’idiotie en tant que sagesse et miroir, révélatrice des fausses gloires et valeurs de la société.
Un jour qu’il traînait ses guêtres dans les bureaux de Ballantine Books (l’éditeur sous forme de livres de poche d’anthologies de Mad), notre cher Harvey repère une image qui retient son attention. L’objet du délit est une carte postale qui représente un adolescent à la tête en forme de citrouille, aux oreilles décollées, et dont le sourire avec une dent manquante lui donne un air aussi benêt qu’énigmatique. Le gamin est adopté par Kurtzman qui le surnomme Alfred E.Neuman et le propulse en tant que mascotte du journal. Un visage symbole de l’Amérique aujourd’hui aussi iconique que la Marilyn d’Andy Warhol. Le pape du pop art un jour confia d’ailleurs qu’Alfred E.Neuman lui avait permis d’aimer « les gens dotés de grandes oreilles« . Mais, pour des questions de propriétés intellectuelles et financières, Kurtzman se fâche avec William Gaines et claque la porte de Mad en 1956.
Le livre de la jungle version Harvey
Kurtzman ne reste pas longtemps au chômage et reçoit le coup de fil d’un jeune éditeur plein de ressources, Hugh Hefner. Lancé en 1953 , Playboy est alors un magazine branché et moderne, et le père des bunnies se reconnaît dans l’esprit irrespectueux de Mad. Hefner se souvient : « ma connaissance d’Harvey a commencé avec Mad. J’aimais les parodies en bandes dessinées… parce que j’étais un dessinateur frustré. J’ai grandi avec les dessins d’humours et les comics. Alors les parodies de comics m’étaient délicieuses. » Hefner permet à Kurtzman et sa bande, Davis, Wood et Elder de lancer Trump, un magazine d’humour destiné aux adultes.
Malheureusement après un seul numéro, l’entreprise tombe à l’eau car Hefner traverse une passe financière difficile. Pas découragé, Kutzman décide de devenir son propre éditeur et jette Humbug magazine à la face du monde. Le projet, plus politique que Mad, ne dure que 11 numéros, entre 1957 et 1958.
Mais qu’importe : les graines de la contre-culture qui allait grandir dans les années soixante étaient jetées. En 1959, Kurtzman est encore une fois l’homme des premières avec le Jungle Book, la toute première BD publiée directement sous forme d’album aux États-Unis par Ballantine Books. La couverture du Jungle Book annonce l’ambition de Kurtzman, avec la proclamation suivante :
Le Jungle Book d’Harvey Kurtzman
Ou :
Debout les singes !
Dans lequel sont décrits
En mots et images :
Des hommes d’affaires,
des détectives privés,
des cowboys,
Et d’autre héros
Qui montrent tous
L’évolution de l’homme
De l’obscurité des grottes
Aux lumières de la civilisation.
Le Jungle book n’est pas un succès immédiat mais peu à peu s’impose comme la pierre angulaire de l’évolution de la BD satirique et marque son entrée définitive dans l’age adulte. N’oublions pas qu’en cette fin des années 50, la bande dessinée est encore considérée par beaucoup comme un médium réservé aux enfants et aux débiles mentaux.
HELP !
En 1960, Kurtzman rencontre James Warren l’éditeur de Famous Monsters of Filmland. Héritier des E.C comics avec les revues cultes que sont Eerie, Creepy et Vampirella, Warren, bien que disposant d’un budget limité, va permettre à Kurtzman avec la revue Help ! de faire avancer la cause de la bande dessinée satirique et adulte. Toujours plus fort et plus sauvage, Kurtzman insuffle du sang neuf dans Help ! en permettant à une nouvelle génération de cartoonists de fourbir leurs premières armes. Help ! dessine les prémisses de l’underground américain avec les travaux de Robert Crumb, Gilbert Shelton et Jay Linch.
« Mad, ses parodies dévastatrices, ses outrances ravageuses, ses vulgarités bienfaitrices, ses gags énormes et jamais vus. » Gotlib
Le budget de Warren étant limité, Kurtzman contourne la difficulté en produisant des romans photos parodiques. Un concept qui sera repris en France dans Hara Kiri et Fluide Glacial. En 1962, Terry Gilliam dirige le fanzine étudiant de l’université de Birmingham en Californie. Lui aussi pratique l’art des romans photos parodiques et n’en croit pas ses yeux lorsqu’il reçoit une lettre d’encouragement de son maître es détournements, Harvey Kurtzman. Le futur réalisateur de Brazil est un enfant de Mad, Gilliam l’avoue : « À l’université, je suis parvenu à transformer un magazine poétique et littéraire en un pauvre et méchant comic book, grâce à Harvey. J’essayais de l’impressionner. Il a ouvert mes yeux, changé ma façon de voir le monde et de ne pas accepter les choses comme elles semblent l’être. »
Little Annie Fanny, ou Candide version sexy
Malgré tout ses atouts, l’aventure Help ! s’achève en 1965, lorsque Kurtzman cède aux sirènes de l’empire de Hugh Hefner. Le patron de l’empire Playboy désire que Kurtzman lui apporte les aventures d’un Candide dans un monde corrompu, à la Goodman Beaver, un personnage dessiné par Will Elder et paru dans les pages de Help ! Alors qu’il mène une vie de famille des plus classiques, Kurtzman est fasciné par l’univers et le style de vie de sybarite d’Hugh Hefner. Ce dernier ne lui en veut même pas de le parodier dans un strip de Goodman Beaver. Cette fois, Playboy oblige, Kurtzman propose de transformer le jeune naïf en créature callipyge aux nombreux appas qui à chaque épisodes se retrouve invariablement dans le plus simple appareil.
Will Elder a un souvenir très précis de la création de Little Annie Fanny : « Pour l’aspect de base du personnage, j’ai suggéré les noms de Marilyn Monroe et de Brigitte Bardot. Les deux étaient jolies à croquer et très sensuelles. Monroe possédait cette innocence sensuelle. Elle était comme une gamine sexy. J’avais réalisé quelques croquis en couleurs et je les avait montré à Harvey. On s’y est pris à trois ou quatre fois avant d’obtenir ce que l’on désirait. Ou, devrais-je dire, ce qu’Hefner aimait : c’est lui qui payait les factures. »
Harvey et l’andouillette de Wolinski
Satire de l’homo americanus, Little Annie Fanny est une institution qui a commencé en 1962 pour s’achever en 1988. Tout le bestiaire des politiques, intellectuels et people du XX° siècle sont passés dans Little Annie Fanny. De J-D. Salinger aux Beatles en passant par l’Ayalatollah Khomeini et O.J Simpson. Annie à tout connu, du swinging London au Disco, des communautés de nudistes aux mouvements féministes. L’héroïne de Kutzman et Elder influence largement toute une nouvelle génération d’humoristes qui anime cette autre institution américaine qu’est le Saturday Night Live, S.N.L. pour les intimes (à commencer par Les Nuls), diffusés tous les samedi soir depuis 40 ans sur ABC. Un show qui nous a donné Bill Murray, Eddie Murphy, Jimmy Fallon, Julia Louis Dreyfus, Mike Mayers, Will Ferrell et Kristen Wiig pour ne citer qu’eux…
À partir des années 70, Kurtzman peut enfin goûter à son statut de légende vivante et se fait l’ardent défenseur des auteurs français de bandes dessinées.
« Après Mad, les drogues ne faisaient plus d’effet. » Patti Smith
La mort de son vieil ami Goscinny l’accable terriblement. Pour le consoler, la génération des Bretécher, Gotlib, Mandryka et Wolinski l’accueillent en héros lors d’une visite à Paris en 1974. Sans Kurtzman, pas de Rubrique à Brac, d’Écho des Savanes ni de Fluide Glacial. Le regretté Georges Wolinski commença sa carrière dans une adaptation du roman de Chester Himes, La Reine des Pommes en s’inspirant du trait hachuré de Will Elder avant de le simplifier sous la recommandation de Cavanna. Ce pilier de Charlie Hebdo a toujours été le plus ardent défenseur de Kurtzman doublé d’un ami fidèle. Kutzman offre même des dessins inédits pour la revue Charlie Mensuel dirigée par Wolinski.
Parfois les voies de l’amitié sont impénétrables et Kurtzman à la fin de sa vie de se souvenir d’une savoureuse anecdote culinaire, « Il y a de nombreuses années, j’ai voyagé jusqu’à Paris et un gentleman du nom de Wolinski m’a emmené à dîner. Il m’a nourri d’andouillettes et ça été ma première impression de Paris. J’ai été empoisonné par un de vos compatriotes. N’en mangez pas. C’est très mauvais. »
Andouillette, mise à part, l’histoire d’amour entre la France et Harvey Kurtzman est réelle. Le roi de la satire moderne a toujours défendu la qualité d’édition et l’exigence éditoriale de la bande dessinées française. Comme beaucoup d’auteurs américains, il fut stupéfait de constater que de l’autre coté de l’Atlantique les petits Mickey étaient pris au sérieux avec des avocats du calibre d’un Alain Resnais. L’édition en France du génial pavé biographique de Bill Schelly sur le maître ne serait que la moindre des choses.
Procurez-vous la biographie du héros de Mad (en anglais), Harvey Kurtzman: The Man Who Created Mad and Revolutionized Humor in America, par Bill Schelly chez Fantagraphics (464 pages) ici ou découvrez l’intégralité de son travail là !
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